• Parce
que le film de Régis Wargnier raconte une belle histoire dramatique,
parce que les prises de vue sont superbes, on peut avoir la tentation de ne
voir en lui qu' un film-décor ou un roman photo mettant en scème
les amours de trois personnages: Eliane, la riche propriétaire terrienne
française (Catherine Deneuve), Jean-Baptiste, l'officier de marine et
Camille, la jeune princesse annamite. Pourtant, comme le titre l'indique sans
ambiguïté, c'est bien l'Indochine qui est le sujet central du film,
c'est-à-dire le Vietnam sous domination française puisque le
colonisateur se refusait à désigner autrement que par un terme
géographique ce pays.
• Ce film historique a une double ambition: celle de
donner à comprendre à un public français à la fois
ce quí a été la colonisation française en Indochine
et comment celle-ci s'est achevée. D'où le choix des
années 1930 qui sont en effet les années charnières avec
la crise économique et la montée du mouvement national qui se
confond alors avec le mouvement communiste. Fort justement, le film
s'arrête au lendemain du Front Populaire même si l'épilogue
évoque les accords de Genève de 1954, car c'est bien dans les
années 1930 que tout se noue.
• C'est aussi un film qui se devait de sacrifier
à certaines lois du genre romanesque qu'il est non seulement vain de lui
reprocher mais qu'il faut se féliciter de le voir utiliser comme autant
de signes de reconnaissance pour un large public. Dans le même ordre
d'idées, les gros plans qui se détachent sur un fond flou n'ont
aucunement pour fonction de minorer le contexte social car les personnages sont
autant de personnages emblématiques de la société
coloniale française comme de la société vietnamienne
colonisée. C'est sur ce point particulier que nous voudrions faire
porter notre propos.
• La personnalisation des rapports ethniques et
sociaux est en effet la meilleure façon pour un cinéaste de
traduire des situations historiques complexes. C'est ce que fait avec un
rare bonheur Régis Wargnier à travers les personnages d'Eliane,
du chef de la sûreté, de Jean-Baptiste et de Camille.
• Eliane, la riche propriétaire
française à la tête d'une plantation d'hévéas
représente la colonisation économique française au Vietnam
jusque dans la diversité des attitudes à l'égard des autochtones.
Dure avec ses ouvriers à qui elle fait donner le fouet, paternaliste
avec ses domestiques, elle traite comme sa fille la jeune princesse annamite
orpheline tout en lui déniant le droit à l'émancipation. Ainsi la France
capitaliste, républicaine et humaniste, a-t-elle dominé le peuple
vietnamien, faisant ployer les petits et s'efforçant d'attirer à
elle les élites. Le choix de Catherine Deneuve est d'autant plus
pertinent que, comme on le sait, cette actrice a servi de modèle pour un
des derniers bustes officiels de Marianne, symbole de la République
française.
• Voici ensuite le chef de la sûreté,
désabusé, cynique mais véritable patron de la
colonie. Expert en surveillance et en répression
"adaptée": il n'en fait pas trop mais sait être
impitoyable. On sait quel rôle la sûreté a joué en
Indochine durant la première moitié du siècle,
succédant aux amiraux conquérants de la deuxième
moitié du XIXe siècle et précédant
l'armée de terre (1945-1954) qui tentera en vain de s'opposer à
l'indépendance.
• Le troisième personnage est l'officier de
marine Jean-Baptiste, qui jouit d'un grand prestige à la fois
auprès de la société coloniale et de la
société vietnamienne. Choix judicieux s'il en est lorsqu'on sait
le rôle quí ont joué dans l'histoire de la colonie
française les officiers de marine.
• Auprès de la belle propriétaire
française, le marin l'emporte facilement sur le chef de la
sûreté, mais il fascine aussi la jeune princesse annamite. Il
s'agit en fait d'une fascination mutuelle tant il est vrai que la civilisation
vietnamienne a toujours exercé un fort attrait sur les colonisateurs
français et surtout les militaires. Cet attrait en l'occurence se
traduit par la désertion du jeune officier et par son passage du
côté des colonisés, comme la guerre de 1946-1954 en
fournira quelques exemples.
• Enfin,
la jeune Camille est un personnage plus complexe qu'il n'y paraît.
D'abord fille adoptive aimante d'Eliane, elle se détache peu
à peu d'elle. Attirée par le jeune officier de
marine, elle est prête
à tout pour le rejoindre. Veut-on par là
suggérer qu'une domination de la marine eût été
acceptée par les élites autochtones ou tout simplement que, comme
dans le Maroc plus tard avec
Lyautey, l'armée de métier fut plus respectueuse des
civilisations locales que l'administration civile? Pourtant, ces rejetons des
classes dirigeantes, au contact de la misère populaire, rompent peu
à peu avec la France et adhèrent au communisme.
• Le long voyage de Camille à travers
l'Indochine est certainement un des moments clefs du film: partie
à la recherche du jeune officier de marine, elle découvre
un peuple souffrant et fier qui a déjà organisé la
résistance. Il est significatif que Camille ne veuille pas,
après la mort de celui-ci, reconnaître l'enfant né de son
union avec l'officier français car désormais le compromis est impossible.
Son fils sera élevé en France et dira plus tard à
Eliane: "Ma mère, c'est toi". Ainsi le moteur de l'action
est-il ce peuple indochinois dont les souffrances provoquent la prise de conscience
de ces jeunes notables qui se mettent plus à son service qu'à sa
tête, tel au Laos, à la même époque, le jeune prince
Souphanouvong.
• De nombreux autres éléments ajoutent
à la crédibilité historique du film: la
somptuosité des paysages montagneux et maritimes, la minutie de la
reconstitution des intérieurs et des scènes de la vie
quotidienne. Les délices de la vie coloniale sont montrés
sans complaisance mais sans excès comme sont montrés le travail
sur les plantations d'hévéas, les méthodes de recrutement
des coolies, les attentats urbains des révolutionnaires, les
révoltes paysannes de 1930-1931 dans le Nghe-An, le bagne de Poulo
Condore dont le gouvernement du Front Populaire fera ouvrir les portes.
• Pour le cinéaste comme pour l'historien, il s'agit bien, avec des moyens différents sinon de reconstituer la société du passé, du moins d'en tracer les lignes de force et c'est ce qu'a su admirablement faire Régis Wargnier dans ce minutieux et nostalgique Novecento indochinois. © Jean SAGNES